CRITIQUE

«La quatrième dimension de l’architecture»
Par Maurizio Vitta

Pour la science moderne, l’espace est le produit de la géométrie et non son origine.
Cela signifie que l’espace, dans un certain sens absolu, n’existe pas. Il y a en réalité plusieurs modèles d’espace, mobiles et interchangeables, en métamorphose permanente, chacun projeté en fonction de son propre schéma géométrique, dont la légitimité absolue est niée a priori et dont la suprématie sur les autres est relative et toujours sujette à révision.

Cette incertitude, de l’ordre plutôt anthropologique et historique que géométrique et mathématique, a réellement secoué l’architecture dès ses débuts. Les liens rapprochant l’architecture de la géométrie euclidienne peuvent être trompeurs : il y a longtemps que le monde lutte pour s’aménager suivant trois axes dimensionnels. Le dédale ou le labyrinthe nous avaient déjà offert une conception mystérieuse d’un espace insaisissable, appréhendé par l’être humain par la seule utilisation du fil ténu de son expérience et de sa mémoire. Ce n’est pas par hasard si Dédale, l’inventeur du labyrinthe, a également conçu le fil à plomb, dans un acte de raison puissant selon lequel les relations spatiales sont organisées autour de « hic et nunc » du sujet pensant. La totalité de l’histoire de l’architecture est écrite le long des lignes alternées du sombre conflit qui a opposé l’espace solaire de la géométrie et l’espace souterrain de l’intuition esthétique – conflit qui a vagabondé jusqu’au XXIème siècle naissant.

Iwona Buczkowska a instinctivement conscience de ce problème délicat qu’elle a choisi de projeter au niveau plus élevé. Elle ne part pas de son propre modèle de l’espace mais d’un principe beaucoup plus général : celui de la lumière. Son architecture est essentiellement ancrée dans le concept de lumière comme force sous-jacente de l’art de construire. La lumière est l’inspiration qui sous-tend ses projets : plutôt que d’éclairer simplement ses structures et ses espaces, elle leur donne un ordre et une direction qui organisent leurs fonctions. Dans tout son travail d’architecte, le concept de la lumière naturelle est une des clés permanentes de son travail d’architecte. La lumière, principalement zénithale, est exploitée pour élaborer aussi bien les implications culturelles que le potentiel fonctionnel.

Cette insistance sur la lumière est sans doute une manière très subtile d’évoquer une tradition qui exploitait les connotations de la lumière dans un but d’exaltations de la vie, à visée théologique ou, plus récemment, idéologique.

L’histoire de l’architecture est aussi le récit de l’interaction entre la construction d’une part, interface entre l’intérieur et l’extérieur, les structures solides et les espaces vides, le naturel et le factice, et, d’autre part, l’éclairement dans sa forme la plus absolue, élévation mystique de l’homme vers le paradis ou ascension panthéiste vers une forme d’esprit cosmique.

La lumière perçant au travers des « oculi », des fenêtres gothiques, des dômes de la Renaissance et du Baroque, des colonnades néo-classiques et des murs-rideaux modernes a toujours rappelé à l’architecture son but premier : fournir un espace habitable où l’opacité protectrice des murs se heurte à la transparence des ouvertures pour assurer une continuité entre les habitants de l’espace et le monde extérieur.

Toutes ses considérations se retrouvent dans le travail d’Iwona Buczkowska, bien qu’en arrière-plan. Elles dénotent un sens hautement culturel de l’architecture qu’elle se garde toujours d’exposer ouvertement dans son design architectural. La puissante cohérence entre ces différents facteurs s’allie chez elle à une force équivalente qui a le dernier mot, dans ses choix : l’importance accordée à l’exigence de sociabilité.

La socialité de l’architecture est le leitmotiv du travail d’Iwona Buczkowska, focalisé, comme c’est souvent le cas, sur des projets d’habitat social ou sur des schémas des développement de vastes quartiers. Ses projets sont inspirés par le sens de la communauté. Ils témoignent, même dans le cas de constructions individuelles, d’une vive sensibilité à l’interaction avec l’environnement naturel ou urbain qui les entoure. Nous sommes loin du principe purement statique qui se borne à organiser ou arranger les interactions de la vie quotidienne.
Ce que Iwona Buczkowska retire de l’idée de communauté c’est, par-dessus tout, la communication, l’échange, l’interaction. C’est le fil unificateur, au travers de son minimalisme structural quand elle cherche à trouver la solution la plus élégante aux problème posés
.
Ceci explique son insistance à veiller au réseau de voirie environnant, aux parcours piétons, et aux liaisons entre les différentes zones ; dans un registre plus subtil, c’est aussi l’attention portée aux relations spatiales à l’intérieur des bâtiments qui jouent souvent davantage sur les surfaces verticales que sur les parcours horizontaux. Ce qui compte pour elle, c’est moins l’interaction active que la possibilité de se voir, de briser visuellement les distances ; l’architecture agit comme un langage, en tant qu’intermédiaire, ouvrant et multipliant un large champ de points de vue différents.

C’est là d’où il nous faut partir si nous voulons saisir la signification sous-jacente de concepts comme l’oblique ou l’arc qui passionnent tant Iwona Buczkowska. Tous les deux dérivent de la verticalité de la lumière et de la nature horizontale des rapports sociaux. Mais loin d’une expression stricte de ce principe figuratif, ils leur empruntent leur dynamisme inhérent et ils se convertissent en force transgressive de la diagonale et de l’arc.

Les lignes obliques sont profondément subversives et elles sont souvent devenues une force dominante de notre culture. Piet Mondrian, par exemple, a toujours insisté sur « le rythme des lignes droites, orthogonales et opposées » comme porteurs de la forme rationnelle plus élevée. Mais ce fut peut-être ce qui a brisé le mouvement De Stijl. Ce n’était pas seulement une question de style : en fait, il tournait autour de la véritable essence d’une doctrine aussi profondément bloquée dans les solutions sociales qu’elle l’était dans l’art. L’explosion sur la scène des lignes diagonales avait des conséquences douloureuses : Théo Van Doesburg considérait la diagonale comme moyen d’impulsion au delà du « concept complètement dogmatique et statique » de l’orthogonalité chère à Mondrian, mais que ce dernier interprétait comme une manière de trahison idéologique.

Iwona Buczkowska a une conscience aiguë des implications culturelles de l’oblique, mais elle le voit surtout comme un enrichissement de l’architecture, un moyen des briser des liens trop rigides avec les canons esthétiques Euclidiens. Dans son travail, la diagonale se charge des connotations conceptuelles capables d’établir des nouvelles relations spatiales. Grâce à cette nouvelle dimension, l’architecture peut puiser à la source d’un potentiel non exploité auparavant : l’espace paraît se dilater, ouvrant d’autres perspectives et relations.

Ceci crée aussi l’interaction directe avec la lumière. L’oblicité des murs et toitures la capte mieux, l’amenant à façonner autant qu’à illuminer les intérieurs. Bien sûr, tout ceci dépend d’une analyse prudente des rapports entre la verticalité de la lumière zénithale et les diagonales des structures de l’architecture. Pris séparément, ces deux principes seraient tout à fait stériles ; dans leur interaction dynamique, ils apportent une amélioration des conditions de la vie, ce qui constitue une des vocations les plus élevée de l’architecture.

C’est réellement grâce à la lumière que les relations spatiales d’Iwona Buczkowska crées dans ses appartements démultiplient l’affectivité, en traçant des chemins verticaux impossibles à réaliser autrement, et, plus significatif encore, en ouvrant des points de vues sinon impensables. Ses appartements à plusieurs niveaux complètent notre vision du logis par l’abondance de structures et d’espaces, de formes concaves et convexes. Ces espaces ne peuvent pas être vus d’une manière statique ou linéaire : le regard est forcé de se déplacer et de tourner, créant ainsi des relations nouvelles entre lui-même et le reste du monde : choses ou gens.

Ceci génère un autre type de relation entre la maison et l’habitant. « Le monde veut observer et être observé en même temps », à écrit Italo Calvino. C’est cela qui sous-tend exactement l’architecture d’Iwona Buczkowska, en encouragent un nouveau type de relations sociales, en dessinant des plans communautaires variés conçus pour l’environnement extérieur, et en les adaptant aux espaces intérieurs.

Une importance similaire est également donnée par Iwona Buczkowska à l’arc, structure qui, comme elle le démontre à juste titre, a été largement négligée dans l’histoire de l’architecture. L’arc a été cantonné aux projets des ingénieurs focalisés sur sa fonctionnalité, comme si c’était tout ce qu’il avait à offrir du point de vue architectural. Ceci est peut être explicable par le fait qu’il tend plus à se définir plutôt par l’espace qu’il enveloppe que par la plénitude de sa forme physique. C’est son absence de matière qui le distingue : sa raison d’être repose sur les espaces et les intervalles qu’il ouvre ou les voies de passage qu’il offre.

Dans l’architecture d’Iwona Buczkowska, l’arc génère les formes très imbriquées, à travers la manière donc il dicte de nouveaux plans spatiaux. De nouveau, il nous ramène à la question de la relation extérieur/intérieur. Souligné par ces lignes obliques, il semble, en certain sens, projeter ces relations sur une échelle beaucoup plus élaborée.

Les constructions en arc animent le paysage urbain par leur puissant contraste avec les contours dentelés des toitures obliques. A l’intérieur des bâtiments, de larges structures courbes offrent un nouvel art de vivre à travers des relations curieuses entre le haut et le bas, le faîte et le plancher. Les courbes restituent la continuité et la progression vers un espace architectural. En se dégageant de tout changement brutal d’un niveau à l’autre ou d’une pièce à l’autre, les intérieurs architecturaux sont littéralement intériorisés.

L’arc est l’élément structurel fondamental de l’architecture d’Iwona Buczkowska. Il est projeté de façon à permettre à la fois aux gens et aux choses de le traverser le plus doucement possible.
Ce que Walter Benjamin pressentait au cours de ses promenades dans le Paris du XIXe siècle réapparaît enrichi par l’histoire comme une caractéristique de dessin et non comme le résultat d’un processus anonyme.
Benjamin prétendait que la ville pourrait être une sorte de « maison communautaire » débordante de vie ; Iwona Buczkowska s’est inspirée de ce concept pour redessiner ses nouveaux quartiers qui, à l’aube de la modernité, trouvent leur propre identité.
Ses projets sont libres de toute prétention idéologique – comme celles prônées jadis par certains groupes du Mouvement Moderne – qui souhaitaient changer l’architecture en un style de vie. En fait, ses projets s’engagent dans une direction tout à fait opposée: il s’agit d’une exploration des comportements collectifs dans la but d’offrir des espaces dessinés pour mettre en valeur leur qualité intrinsèques. Cette approche de l’architecture ne propose pas de nouvelles structures sociales. Elle interprète seulement, par son style et ses structures, les contenus latents ou flagrants de celles qui existent déjà. En ce sens, la théorie d’Iwona Buczkowska repose sur l’empathie sociale. C’est dans le tracé de ses dessins dominés par les formes circulaires que cela apparaît le plus évident, réminiscences stylistiques d’architectures enracinées dans le mouvement baroque ainsi que dans une référence plus générale à des rapport sociaux basés sur l’équilibre et la justice.

L’espace conçu par Iwona Buczkowska est empreint de considérations culturelles qui s’étendent au-delà des fondements habituels de l’architecture en tant que profession. Les espaces qu’elle crée dépassent l’étroit champ du simple bâtiment pour offrir des solutions beaucoup plus variées à l’acte d’habiter. C’est le sens réel de la notion « d’espace intérieur » ou de « vide architectural » qui représente pour elle « la quatrième dimension ». Cela signifie que, dans ses travaux, la structuration de « l’intérieur » se dilate pour s’ouvrir à la totalité de l’environnement socio – physique qui l’entoure. Ce vide est rempli de significations, qui – dans cette architecture ramenant au minimum le nombre de « points porteurs » – prennent l’apparence de la structure architecturale elle-même, étayée, tour à tour, à la fois par la fonction et le concept lui – même.

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